l’ouvreuse


on ne la voyait plus que comme ça même si certains jamais ne la voyaient ni ainsi ni autrement ouvrant et fermant sans cesse la porte lourde et haute de bois et d’entrée on sonnait frappait cognait elle ouvrait qui avant avait traversé d’un pas pressé et décidé la maison pour ne pas faire attendre sans savoir qui attendrait si ainsi elle ne se pressait qui venait de l’étage bureau du fond dernière pièce bout du couloir dans les combles comme un bout du monde et le regard ici qui chaque fois ballait de la ville les toits regard panoramique quelques émergences clochers en ruines tours à rénover antennes comme poils hérissés sur une peau de zinc et de tuiles qu’elle aimait tant – je crois me souvenir avoir dormi là parquet de bois ciré au lames espacées par le temps matelas à même le sol draps blancs couverture de laine au motif incertain le froid dans la pièce qu’aucun radiateur ne rendait confortable il y avait une étagère pleine de livres à la tranche blanche étoilée de bleu qui débordait semblant chaque nuit grossir que l’on découvrait au matin plus fournie encore livres qui bientôt envahiraient l’espace tout entier progression lente mais certaine des mots sur le papier et une table de bois que devançait une chaise façon école jaune métal courbé bois plié et au plafond tout de biais une ampoule nue à la lumière plus froide encore filament apparent c’était en 1969 le monde depuis avait changé - lieu d’évasion infinie de ses journées l’air le plus frais ici bouffées de survie comme de la cuisine carrelage gris émaillé meubles d’acier hotte de verre donnant sur la cour au travers d’une baie haute et étroite des bruits d’enfants jouant courant hurlant parfois riant souvent et de conversations s’échappant des bureaux voisins fenêtres ouvertes il faisait chaud l’été sûrement ou le réchauffement tout le monde en parlait qui allait ouvrir entrez donc disait-elle doucement en refermant déjà derrière le nouveau venu sans bruit faire la porte à clé et à toute heure ainsi ça sonnait l’obligeant à des va-et-vient incessants et épuisants qui pour chaque chose qu’elle entreprenait lui faisaient perdre le fil concentration distraite devenant impossible l’idée même à laquelle elle devait se tenir se perdant dans une somme de gestes répétitifs et mécaniques ne parvenant plus jamais à se poser transformant chacun de ces moments sorte d’entre-deux en attente en préparation pour se rapprocher et ouvrir ne plus être que près et prête à ouvrir alors elle pensa je vais mettre ma table là son regard fixait le vestibule et dans le vestibule un coin fabriqué de deux parois peintes de blanc et ma chaise à côté mon lit peut-être bien aussi devrais-je l’avancer un petit réchaud à gaz dans sur la table et une cuvette d’eau pleine il faudrait ma commode comment faire sans et elle imagina l’espace entier du logement se réduire se rétrécir se resserrer autour d’elle et de la porte d’entrée comme de lui une miniature un résumé l’essentiel en trois pas qui le bras tendu tiendrait la béquille de la porte et l’ouvrirait bonjour des jours qu’elle tirait ainsi à elle ses effets affaires et meubles qui comme par une attraction physique commençaient à graviter système satellite espace-temps elle prise au piège dedans alors que le voisin d’en face sonnait chaque matin pour que son fils rejoigne le sien et ainsi d’aller à l’école ensemble après l’avoir fait entré porte ouverte puis refermée puis rouverte il était l’heure de partir qu’elle claquait derrière eux tournant dans les trois serrures les trois clés appropriées qu’elle attachait ensuite et désormais à son collier pendentif pratique comme d’autres portent au bout d’un cordon leurs lunettes toujours sur le plastron que d’un simple geste machinal de la main ils positionnent précisément un court instant sur leur nez avant de les enlever et le les laisser retomber comme on se débarrasse de ce qu’on ne perd jamais vraiment distraitement et revenue de l’école ouvrir entrer refermer elle s’asseyait à la table approchée pressée de lire son courrier et déjà on frappait dans son dos elle sursautait il était encore tôt elle n’avait rien fait ni même quoi que ce soit entamé qui se retournait manquant de tomber se levait debout vacillait et la journée maintenant de commencer et les larmes de monter en même temps qu’elle collait son œil bleu au judas de bronze elle ouvrait
elle avait un jour décidé de couper la sonnette fusible enlevé qui ne suffit alors elle alla jusqu’à bloquer l’ascenseur moins monteront se disait-elle mais on trouva le bouton et le remit en marche dans les escaliers elle jeta des meubles des chaises qu’elle n’utilisait plus de toutes façons mais on les enjamba
l’appartement ressemblait à un autre dans un autre lieu un autre temps période d’occupation de résistance de repli de méfiance qu’elle imaginait tant habité qu’il ne lui restait plus que ce coin réduit du vestibule ce recoin où tout ce qui lui était essentiel à l’instant était regroupé ramené entassé alors qu’ailleurs le vide se faisait de plus en plus présent qui occupait chaque jour un peu plus l’espace de l’appartement semblant la repousser encore dans de plus forts retranchements comme le vent rabat les hommes dans les rues vides du bout du monde souffle continu et appuyé les pièces comme les rues des ports emplies de cet air puissant balayant tout sur son passage repoussant l’air lui-même qui n’est pas que vent et la voilà plaquée contre le mur adossée à ce coin qui seul semble résister au courant une équerre de plâtre encore érigée qui bientôt cèdera elle le sait alors ne restera que la porte huis tombé porte droite esseulée
le soir la nuit dans la rue venue elle vérifiait les verrous de la porte de l’appartement tournant le bouton moleté de chacun d’eux jusqu’à blocage et ré-essayait comme craignant de l’extérieur une attaque une intrusion quelqu’un pouvait venir encore frapper la main sur la béquille qui allait essayer d’entrer dans son réduit puis s’allongeait sur le lit se glissait sous les draps les couvertures le froid déjà avait gagné la ville l’été à peine fini ne laissant apparaître au-dessus du revers de lin que ses yeux paupières mi-closes qui sombraient au loin mais de qui avait-elle peur et qui pouvait ainsi et sans cesse ici vouloir entrer alors ses rêves se peuplaient d’intrus pareillement vêtus arborant fièrement le même visage blanc lisse nu qui la faisait tourner tourner sur elle-même encore et encore comme on se débat muet bâillonné par la nuit impossible de parler autrement que par les larmes perlant sur ses joues que les draps noyaient la nuit passait



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écrit ou proposé par : Emmanuel Delabranche
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1ère mise en ligne et dernière modification le 21 septembre 2014.