l’autre voyage


(texte écrit durant le trajet du train paris-rouen de 16h18 le 17 septembre 2014)

le train retour roule traversant l’ouest de paris puis la seine déjà la banlieue on le dirait remontant tel le zip d’une fermeture éclair tiré du bout des doigts par un géant un enfant peut-être qui s’amuserait comme je le faisais avec mes voitures miniatures les rails plaies et cicatrices en même temps
le paysage de chaque côté de la rame différent arbres rails bâtiments abandonnés stocks de voitures en attente de livraison usines et entrepôts zone de travaux entourées de filets oranges pour la protection des ouvriers wagons alignés en train d’être chargés par des grues mobiles et jaunes
on prend un peu plus de vitesse voilà les usines peugeot de poissy passerelles cheminées bac acier à gogo et la gare sans arrêt
la chaleur a envahi la voiture train à deux étages façon train de banlieue que l’on quitte enfin la seine bordant les voies et l’île de poissy à laquelle on accède par un bel ouvrage en béton des années trente
je parviens à voir quelques panneaux de signalisation mais sans en lire les lieux inscrits pourtant je pourrais tout aussi bien raconter ce dernier trajet de "l’autre voyage" en ne citant que les lieux traversés frôlés ou dont il est question sur la signalisation routière la voiture disais-je est chaude pleine et grise lumières éteintes les gens presqu’à dormir les mains repliées sur des sacs de mauvais cuir de plastique fin de la journée épuisés et des trajets matin et soir une femme lit un roman en anglais she-wolves livre à la couverture illustrée typiquement britannique trois autres pianotent tout comme moi sur leur téléphone alors que ma voisine feuillette un magazine petit format économique
il y a sur la plateforme des gens assis à même le sol on penserait le train bondé mais non simple choix sûrement voyage léger casques sur les oreilles des voyageurs qui se connaissent mais ne se parlent pas pourtant chacun dans son monde et elle là qui descendra bientôt et qui roule déjà une cigarette entre ses doigts
porcheville on passe porcheville et son immense centrale électrique plantée les pieds dans l’eau de la seine deux cheminées de béton érigées pointant le ciel touchant les nuages mais pas aujourd’hui vraiment on crève de chaud ici
le train a ralenti qui longe encore usines et arbres et paysages délaissés puis qui ré-accélère comme pour les effacer
une autre voie nous rejoint comme les contrôleurs eux-mêmes qui vérifient les billets de chacun déjà mantes-la-jolie le premier arrêt un peu d’air frais du moins un courant d’air par les portes ouvertes sur les quais sur lesquels beaucoup de voyageurs descendent alors que d’autres moins nombreux les croisant montent les portes claquent on repart quitte la gare
les paysages des voies ferrées sont souvent les mêmes avec du vert à nous dégoûter du vert arbres et broussailles taillés de loin d’un bras broyeur et végétarien ne laissant rien passer arbres aux franges déchiquetées sol uniformément couvert d’espèces qui s’enracinent un peu plus chaque fois puisque tout laissé au sol
arbres à papillons aux fleurs mauves qui couvriront bientôt la terre entière et les mers si on les laisse faire mais qu’y peut-on
un tunnel le premier on coupe un méandre chemin rapide tailler la roche franchir le plein la falaise pour déboucher plus à l’ouest à bonnières-sur-seine puis vernon où on fera escale une minute une minute d’arrêt on est pourtant pour l’instant dans le noir du tunnel encore lumière électrique de temps en temps ponctuant notre progression lente mais certaine
j’ai chaud la locomotive klaxonne la sortie approche une entaille dans la terre murs de béton puis le vert indifférencié du végétal abandonné puis la lumière du ciel celle de l’eau la seine à nos côtés et une succession de petits pavillons cubiques et toiturés
certains déjà se lèvent se rapprochant des portes de sortie vernon s’annonce et on l’annonce dans les hauts-parleurs du train qui ralentit
la route de rouen à gauche à droite la seine combien de fois je les ai vues toutes deux parallèles lisses et fluides alors que l’intercité lui-même glisse comme un patin sur la glace vernie tressautant à peine virage pris des pavillons beiges sur les hauteurs puis en contre-bas
en face de vernon il y a le jardin dopé et touristique de monet et l’ancien très beau musée américain devenu je ne sais quoi où avec mes enfants nous avions dessiné les toiles de hopper sur de petits carnets de papier
sifflement les portes se referment on démarre
la rue jouxtant la gare et parallèle aux rails s’est en un instant emplie des gens descendus du train comme se répand l’eau sur la table d’une bouteille renversée mais déjà on quitte la ville l’usine hoover la caserne désaffectée saint-marcel la banlieue de la banlieue la piscine concours d’architecture perdu il y a quinze ans et les champs la route le vert encore et le seine qui comme nous descend vers l’estuaire vallée plus ouverte pentes douces prés belles maisons de pierre en bord de route anciens relais auberges restaurants abandonnés à l’oubli et aux heures ruines en devenir et cela vaut mieux que des réhabilitations maladroites et grossières plus destructrices encore de l’histoire et des hommes
cimenteries lafarge tas de sable zone pavillonnaire et ouvrière avec sur le devant les maisons plus fières des contremaîtres gaillon-aubevoye
l’annonce à peine finie le train arrêté se vide un peu plus encore et redémarre entre gare et entrepôt d’un vert agricole puis d’autres plus gris
le tunnel s’annonce un autre méandre à franchir on a repris vitesse de croisière l’ombre doucement se fait virage soutenu on quitte la seine et pénètre la falaise noir uni rais blancs de lumière électrique on ressort tourne encore reprend notre souffle et plonge à nouveau nouveau tunnel avant de ressurgir de nulle part repère perdu en bords du fleuve à peine visible éloigné discret
la vallée de seine ce n’est pas le fleuve mais l’alternance parfaite et magnifique des pleins et déliés que forment falaises et plaines alluviales le fleuve s’y promenant comme contraint contenu canalisé lui qui a tout dessiné d’un geste lent et patient pourtant
des usines désaffectées d’autres transformées en hôtel d’entreprises ou en lieux de stockage d’archives bordent les voies qui désormais passent distraites activités mortes licenciements lieux oubliés sans les voir
gare de val-de-reuil nous sommes à quai non loin la prison et la ville nouvelle toutes deux symboles d’exclusion que la gare d’ailleurs ne dessert pas vraiment la ville étant restée à bonne distance comme pour éviter la prison ville sans extension alors que partout ça déborde pousse explose ville échec architecture banalisée à la construction et dont les réhabilitations successives n’ont fait que montrer la faillite
champs de maïs station d’épuration usines encore au loin celles de pont-de-l’arche alors qu’on franchit et l’eure et la seine qui s’y rejoignent par un pont de fer fier et ajouré
il y a tout au long du trajet des plantations de peupliers capacité qu’ils ont à retenir les terres quand l’eau veut les déplacer
il y a la base de loisirs et son lac ses pelouses ses parkings à perte de vue
et il y a l’autoroute a13 qui relie paris à caen d’un trait que l’on rejoint enfin avant un tunnel et une immense zone commerciale choisie par télérama un jour pour représenter en première de couverture "la france moche" merci
on franchit de nouveau la seine et arrive à oissel une minute d’arrêt les quais sont nombreux comme les branches d’un peigne et déserts l’herbe y pousse l’oubli y a fleuri
les anciens passages sous-terrains ne sont plus utilisés ni la gare de triage les usines ont disparu tout comme les cafés la ville ouvrière a vécu et passé
prochain arrêt rouen la fin du trajet voyage on repart train est presque vide les gens se rendant en cette ville depuis paris préférant les directs aux tortillards moi non qui fait de chaque déplacement un voyage
on longe des cuves gigantesques d’inox une usine couleur ciment traverse une zone d’activité où elle est de plus en plus rare quelques maisons sur les côtés des hangars vides et rouillés partout le même décor
on surplombe la ville de saint-étienne-du-rouvray et croise un chargement de céréales on accélère sur la droite vers le nord et la seine la gare de triage de sotteville-lès-rouen où les arbres à papillons prospèrent les locomotives rouillent que des passerelles de béton chevauchent les wagons de céréales là à demeure avant le grand virage le dernier pont de fer la seine une dernière fois rouen plus à l’ouest cathédrale pointée tour des archives autre repère côtes vertes et c’est le tunnel sous la colline de bonsecours et une gare de triage le robec petit cours d’eau sur lequel s’alignait tout l’artisanat local et moyenâgeux puis de nouveau un tunnel le dernier avant la trémie de la gare rouen rive droite roeun rive droite terminus du train je descends



retour haut de page

écrit ou proposé par : Emmanuel Delabranche
Licence Creative Commons (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
1ère mise en ligne et dernière modification le 18 septembre 2014.