étagère (texte exhumé) _2007


une vaste étagère tombe
vaste comme un horizon
verticale comme un mur
une étagère emplie d’ouvrages
une étagère débordante
pliant sous le poids de l’œuvre
une vie d’ici
des vies ici
elle quitte la verticale
quitte le mur
s’écrase au sol
s’écrasent au sol étagère et livres
par centaines les livres
avec nous dessous

tout peut s’écrouler
flancher
s’amasser
une étagère le temps un homme des idées
et entraîner dans leur chute
tout ce qui est
éparpillé
pillé
désordre improbable
dans ce qui était réglé minuté orchestré

au sol
tout est superposé
épars
dessus dessous
devant derrière
retourné à l’envers
posé
ou simplement ouvert

ranger n’est rien
par type thème nature sujet auteur chronologie
ordre quelconque mais établi
ordre
ordonner
or donné perdu en un instant
une vie
ranger n’est rien

désordre laisse apparaître
des combinaisons inédites
jamais imaginées à être
sous le hasard de la chute
de nouveaux liens
nouvelles questions
nouvelles réponses

vite prendre une chaise
s’asseoir
vérifier que tout notre corps est là
entier
que tout va bien
que nous allons bien
puis du regard parcourir le sol
jonché encombré parsemé
recouvert de livres ouverts
estimer l’ampleur visible des dégâts
ampleur inconnue
en pleurs
envisageant la tâche à venir

se tromper sur celle-ci la mésestimer
la sous-estimer
restant assis
par doute
par honte
par suspicion
tout laisser ainsi
ne pas toucher
mieux vaudrait ne rien remuer
laisser venir
quelqu’un va venir
redressera l’étagère
mettra de l’ordre
classera on y croit
quelqu’un qui passant juste s’intéressera à tout ça
restera
fera
quelqu’un qui n’aura pas vécu ces histoires
n’y aura rien laissé
ni joies
ni larmes
ni mensonges
personne ne vient jamais

on est toujours seul à trier
certains font semblant d’aider
remuant juste
gesticulant à peine
avant de partir dîner

alors
assis
la tête dans les mains
de loin
on commence à comprendre
sans savoir où commencer
par où attaquer
et quel en peut être le but
la finalité
revivre
repasser
revoir
quel est le début du travail
par où commencer
et finalement
avant même d’avoir bougé
le présent de l’instant envahit le lieu
absorbant le tout
le noyant
inondant les années écoulées
déposant une écume jaune et sale sur les rives
les berges
les plages du temps

et si un mensonge
de plus
nous sauvait une fois encore
vérité
réalité
on se redresse sur sa chaise
cale au dossier sa colonne
se demandant dans quel monde on est
et enfin se lève

le sol disparaît se dérobe on tombe
tombe
on sombre gronde
plonger est se pencher vers
entrer subitement dans
faire corps avec
s’envelopper de
tomber est être puis ne plus être
voir puis ne plus voir
savoir puis comprendre

l’étagère est tombée
nous sommes
plus vite qu’à notre tour
tombés

première page du premier livre saisi
première question interrogeant chaque instant de notre temps
appelant la mémoire
vérité
appelant la mémoire
réalité
altérées par le mensonge
mensonge présent et passé
omniprésent et non convoqué
mensonge dans l’instant ou dans la durée
mensonge corrigé évité
mensonge auquel on a échappé

première page
question pour la seconde fois posée
posant le doute sur ce qui fût répondu en premier
répéter interroge sur le vrai
reposer la question fait douter
à la seconde page du premier livre
s’installe le malaise
à la troisième
ce sont les murs mêmes qui s’effondrent

est-il possible de ranger tout cela
est-il concevable de refaire tout le parcours
non à l’envers
mais
une fois encore
une fois de plus
est-il possible de tout remettre en place

on se redresse et sort
le tas restera

il en est peut-être mieux ainsi
la pièce demeurera inutilisable
perdue
livres ouverts
on se redresse et sort
allant nulle part
tout étant justement là
derrière nous
à même le sol
abandonné

en sortant on accepterait
de se taire
de ne plus y penser
d’oublier
alors on se retourne
volte-face
se baisse
prend les livres
les classe
entreprend de les relire
de les redécouvrir
de les voir autrement
le mensonge pesant lourd
on s’allège
respire
souffre
souffle
rejette ce qui est trop lourd à porter.

la part du mensonge inconnu pèse encore plus lourd que le mensonge connu
le doute s’installe

plus rien ne sera comme avant



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écrit ou proposé par : Emmanuel Delabranche
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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 décembre 2013.