route


(à écouter ici)

il y a vingt ans il la croisait jeunes encore ils étaient tous les deux un peu roux un peu blond le monde entier dans leurs yeux les siens bleus plus profonds il y voyait tout voyages éphémères dès qu’elle fermait les paupières mais leurs regards différaient lui comme plongeant en elle qui rebondissait à peine à la surface de ces yeux verts

quand elle quitta le pays il la perdit pensant qu’elle s’échappait alors il nota page après page mille mots sentiments et rêves qui les liaient dans de gris carnets qu’il laissait abandonnés sur la table traces inutiles de sa vie il commençait à écrire qui finit par apprendre en soi à garder comme en tête les mots au plus secret

chaque nuit elle était là qui pourtant ailleurs vivait sans lui elle voyagea revenant dans le pays et c’est dans une gare non loin de la mer qu’ils se croisèrent du regard la gêne aux joues les mots noués alors ils firent le retour ensemble et c’est paris qui les sépara l’âme aux larmes une lame à la main tranchant l’espoir vain

il traversa ce soir-là sans la voir la ville-capitale regard perdu le sol à peine il le sentait sous son pas qui flottait pour finir un autre train pris au bord d’une autre mer moins chaude plus grise comme ses jours et ses nuits dehors le vent soufflait vagues écumes son corps comme le sable l’été séchant qui dans l’air se dissipait

le soir la nuit venue il l’invitait qui toujours répondait oui elle s’asseyait au bord du lit l’écoutait lui souriait alors comme en confiance tout lui dire l’enfance terrible le crime que l’on tait l’oubli qui n’est que terre recouvrant ce qui vit il disait l’abandon il disait l’amour il disait pardon mais perdait vite l’image d’elle assise au bord du lit

il avait gardé chez lui mille signes d’elle de petits papiers pliés des dessins des photos des objets chacun portant en soi plus que ce que vraiment il était chacun contenant et le lieu et le moment où il les avait reçus d’elle et en lui résonnaient encore les mots prononcés comme si leurs paroles jamais ne pouvaient s’effacer

elle resta longtemps un nom dans sa mémoire une adresse dans un carnet que le temps maintenait alors quand il avait fallu à chaque chose trouver raison et que le monde autour de lui s’effondrait dans un vacarme sans fond il avait avouer l’avoir perdue et ne vouloir plus depuis qu’infiniment la retrouver

la ville où elle vivait se reconstruisait enfin comblant ses vides faisant disparaître ses failles bâtissant de nouveaux murs plus hauts plus sûrs de l’histoire un rien renaissait qui deviendrait l’unique valeur au pouvoir on le savait qui ailleurs déjà avait triomphé de la peur de la lutte de soi tout allait encore s’effondrer devant là

il n’avait pas perdu son temps qui juste l’avait passé à l’attendre infiniment alors que les années se dissipaient les saisons s’enchaînaient il avait toujours gardé en lui un mot par elle prononcé celui d’un hasard qui pourrait être un jour renouvelé il l’avait gardé comme son propre secret presque la douleur la même à jamais

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lecture conjointe faite le 12 juin 2014 sur radio_hdr avec patrick gouffran à la guitare
photo ci-dessous patrick gouffran par rebecca armstrong



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écrit ou proposé par : Emmanuel Delabranche
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1ère mise en ligne et dernière modification le 25 mai 2014.