carré


au café le bon coin un comptoir de pierre surmonté d’une planche de bois un morceau d’arbre brut posé au dessus un zinc-nature portes de formica lambris sur les murs
le sol est en grès cérame ocre et beige jeu de dames aux pions perdus
toujours le même tee-shirt rayé fond noir lignes violettes et blanches courtes les manches le patron essuie des verres on croirait une fin de journée tellement en a pourtant les clients qui passent ne commandent que des cafés
à qui sont ces verres-là je voudrais lui demander

ce matin ça parle météo le froid tombé dans la nuit la veille plus chaude demain pire ils ont dit et ça parlent des femmes qui ont souvent moins chaud le matin au réveil ils sont deux là à dire ça pour tous les autres qui ne le penseraient même pas pourtant on dirait que c’est vrai presque à les croire
en attendant on est jeudi lance un client finissant sa tasse auquel le patron ne sait quoi répondre juste oui et il est question du temps qui défile c’est clair de la mi-octobre de novembre du père noël qui cette année ne passera peut-être pas faut y croire y croire pour que ça arrive on verra
la machine à café ronronne le marc tombe dans le tiroir je reprends un noisette le chiffon humide des verres recouvre les tasses sèches cherchant comme nous un peu de chaleur pour évaporer l’humidité de nos eaux
au bon coin jamais de musique et jamais seul
ça s’enchaine ça défile
un verre de cidre pour le client à la chemise de laine qui dans ses mains fait rouler les quelques pièces de monnaie qu’il n’aura bientôt plus bientôt bues
bon on va aller réveiller callaghan dit-il je pense à clint à un chien un fils
le patron ne répond rien là non plus le laisse dire qui écrit sur de petits papiers des chiffres en face de commandes une liste de ce que j’en lis

au mur il y a un calendrier on est le dix aujourd’hui une tête se tourne et dessus en couverture nue une femme la seule d’ici posant de trois-quarts sur fond noir comme on aurait mis un christ sur sa croix
souvent le patron de parler de la sienne de croix de femme dans les bras de morphée dit-il qui au matin a froid qui gagne mieux sa vie qui se lève plus tard qui rentre plus tôt qu’il croise au diner et dans le noir de ses rêves au mur accrochée

tiens rené ça ira le client du cidre pose sur le comptoir un billet de cinq le patron rend la monnaie et ils se remercient mutuellement quotidiennement et pour longtemps encore avant que le type quadrillé dise tu m’en remets un
deuxième verre avalé il le repose sur le comptoir se lève de son tabouret ad’taleur lance-t-il porte se refermant derrière lui

seuls le patron et moi qui se fait un café il faut bien ça qui reprend son torchon essuie les tasses et soucoupes
la porte s’ouvre des habitués entrent qui toujours serrent la main aux présents l’un d’eux tout en rouge on dirait un mécanicien des courses team au bord d’un circuit qui prend le journal et en parcourt rapidement les titres debout au comptoir
de deux nous voilà cinq comme si ainsi depuis longtemps chacun ici comme chez soi
cafés servis le silence des hommes qui se réveillent
ceux-là doivent travailler dehors qui vont être dans le froid et l’un d’eux enchaine des gens qui travaillent il y a deux types ceux du dedans et les autres

c’est pareil pour les nuits et le café n’y suffira pas

des cafés ici j’en ai fait quelques uns
ai tourné avant de trouver celui-là

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un jour je me suis aperçu c’était en bretagne sur une plage un été que la femme avec qui je vivais et avec laquelle j’avais eu trois enfants depuis longtemps je ne l’aimais plus
ce n’est pas la disparition de cet amour que j’ai vu mais l’omniprésence d’une autre femme dans mes pensées mon regard une femme à bout de bras que je pouvais toucher plus que réelle plus que près de moi
je compris que depuis des mois je ne pensais plus qu’à elle à elle depuis des mois et mes gestes et mes mots empreints de ça transformant mon quotidien en lutte permanente en conflits en haine
cette femme je l’ai approchée lui ai pris la main le bras un jour attablés dans un café parisien et lui ai tout raconté on pleurait était deux maintenant dans ce tourment cette fin

notre histoire fut un échec
mon mariage l’était déjà malgré les enfants merveilleux et radieux malgré les moments partagés et heureux
notre histoire fut un échec
elle me tua
elle n’était pas celle que je pensais qu’elle soit
elle n’était que l’image d’une mère pour moi une mère perdue irréelle immense
elle n’était que substitut démence
un jour à force de pleurer la nuit de ne pas dormir de me détruire j’ai compris qui elle n’était pas
elle n’était pas cette autre femme aimée croisée il a longtemps à laquelle depuis toujours je pensais et perdue de vue maintenant
le jour où j’ai compris que c’était elle la femme à laquelle je pensais au travers des autres j’ai tout mis à terre flanqué au sol l’étagère les histoires passées les pages écrites et même les blanches tout à refaire à reprendre
je l’ai appelée lui ai tout dit et la mère de mes enfants et mon amie les ai laissées
j’ai rêvé ébloui
dans trente mètres carrés je me suis installé me suis posé le sol ai regardé les murs blanc sur la seine la baie
combien j’avais appris combien j’avais compris
combien j’avais perdu aussi

ce n’est pas le soleil au matin qui s’est levé mais une lune blanche et pleine une lune de porcelaine émaillée
à mon tour je me suis levé

(à christian gailly)
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quatre comme coins comme côtés comme mains croisées quand à deux on s’y met
quatre comme ne plus faire de choix ne pas savoir où aller les horizons partout les mêmes paysages indéterminés
quatre comme clos contenu fermé
quatre comme orienté ouvert offert donné
quatre comme un lit corps allongés assoupis désorientés
quatre comme l’oubli tête penchée
quatre comme seul enfoui terre au-dessus jetée
quatre comme écartelé

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quand on l’a amené là il ne savait plus rien de ce qu’il avait fait ce qu’on lui reprochait ni même pour combien de temps il s’installait droit devant en entrant il trouva un lit s’y posa tentant dans le noir de sa nuit d’envisager l’espace qu’il percevait déjà comme réduit
le bruit des pas celui des grilles gâches électriques claquements de portes et comme un souffle à l’horizon téléviseurs allumés de place en place
à l’extinction des lumières n’étant pas sensible le temps moins rythmé la nuit des jours infinie et dans sa tête à mots sourds récrire l’histoire de nos vies on le voyait sur ses lèvres comme des paupières lors d’un rêve on entendait presque sa douleur ses cris ses peines juste dans ce battement si seulement il avait dit

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il reste au travers de tout quelque chose d’irrésolu un impossible objectif jamais atteint et on finit par croire que chaque chose réalisée un instant frôlée n’était que leurre on en devient presque certain alors toutes celles visées qui s’éloignaient et s’éloignent encore dès qu’on tendait et tend encore la main restent les seules en soi à faire réel dessein



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écrit ou proposé par : Emmanuel Delabranche
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1ère mise en ligne et dernière modification le 5 octobre 2013.