boomerang


il a dit je veux partir personne ne me retiendra
il a dit peut-être cette histoire est vraie mais ce n’est pas la réalité des choses
il a dit tu vois de l’horreur je ne suis que le bruit
elle ne l’écoutait pas

il a dit demain ici la place sera vide dans le lit près de toi
il a dit tu les embrasseras pour moi
il a dit je laisse mes affaires mes livres mes papiers pas le temps d’en faire quoi que ce soit
elle a entendu je t’ai aimé tant aimé

avec la nuit ils se sont endormis dans ses yeux à elle
au réveil un corps inerte étendu contre son bras
il n’était plus là

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lui ce n’était pas l’usine juste l’entreprise comme il disait un magasin sur la rue une arrière-boutique avec le bureau ouvrant sur une cuisine réduite au carré et un vestiaire pour se changer dans la cour des camionnettes rangées la 404 grise bâchée gardée longtemps après qu’on ait arrêté d’en produire et l’estafette bleue porte conducteur coulissante laissée ouverte en roulant chainette crochetée l’autre côté passager ouvrant à la française qu’on devait claquer et ce toit arrondi et cannelé façon mille-pattes support de la galerie aux échelles encordées
il y avait un atelier pour le zinc un autre pour le cuivre le stock de tuiles et celui d’ardoises il y avait le rebus augmentant chaque jour jusqu’à ce qu’on commande une benne matinée bloquée vider là et remplir ici balayer
au début quand était-ce il travaillait le matin du samedi et puis plus parfois juste aller à l’entreprise récupérer quelques outils nécessaires aux travaux domestiques un aller retour disait-il qui s’éternisait pourtant
l’entreprise ferma liquidée rien ne fut vendu les créanciers à peine remboursés tout disparut juste une blessure sur le zinc un oxyde dans la tête
une terrible dette

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le giratoire la pancarte les camions revenant de l’usine qui passent ici pour rejoindre l’autoroute devant la maison et sa fenêtre de cuisine les voitures mouvements incessants entrant sur le parking du supermarché ou qui en sortent et y reviennent c’est pas grand ici on dirait toujours les mêmes faudrait noter les plaques les modèles les têtes et puis quand elles ne vont pas là c’est devant le lycée qu’elles se garent déposant et reprenant tous ces jeunes qui ne savent plus marcher il est pourtant pas loin le lycée de la zone pavillonnaire on dirait qu’ils l’ont fait exprès qui est juste devant la maison entre le centre commercial et la prison
il n’y a que l’usine qui soit mise à l’écart l’odeur peut-être la raison
habiter un giratoire c’est comme avoir devant chez soi une place circulaire une ronde danse infinie toujours dans le même sens mouvement perpétuel ça occupe quand on a plus rien à faire ça me rappelle toi gamin allongé à terre dans la cuisine les voitures qui dérapaient sur le carrelage froid et qui finissaient en file indienne et circulaire bouchon ultime pare-choc contre pare-choc oui ça occupe impossible de passer devant une fenêtre sans regarder le giratoire te voir arriver retour d’usine chaque midi chaque soir et les quarts et les nuits appels d’urgence le plastique en flammes alors foncer à travers champ chemin de terre raccourci
comment dire tu disais répétais comment dire comment dire
aujourd’hui du giratoire chaque jour on fait le tour le lycée laissé sur la gauche le supermarché à droite on contourne la zone pavillonnaire et devant la prison se gare
au parloir tu nous parles des rondes du bruit la nuit des cris tu nous dis l’isolement à quatre le temps devenu infini tu parles te penches cognes la vitre de ta tête on te reprend te retient te retire
la porte claquée derrière la fenêtre je m’assois rien d’autre à regarder que le giratoire l’usine au loin
et ça tourne tourne encore
sans fin

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la maison était grande de pierres de tuiles un jardin devant un autre derrière qui allait border le bois au loin le bruit du chemin de fer allant du havre à saint-gilles puis saint-romain
le terrain légèrement montrait une pente versant nord humidité le matin que le soleil peinait à assécher le jour durant
la maison était grande de plain pied longue étroite parallèle à la route qui menait au bourg la voiture garée devant une twingo noire usée par le temps
il vivait là depuis toujours mais seul désormais on le croyait pourtant
lorsqu’elle me dit qu’elle avait connu mon père durant ses dernières années je n’ai même pas douté
elle avait tant à raconter

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on ne sait pas ce qui lui a pris de faire ça on ne comprend pas et c’est peut-être justice de ne pas tenter de justifier ses actes de ne pas en parler de faire comme si de tenir sous silence tous ces cris
on ne sait pas quand on l’a appris qui en premier l’a dit ne se souvient pas juste ce vide ses maux gardés pour soi le crime tu la douleur enfouie
on aurait voulu qu’il se confie au moins une fois nulle excuse rien ne vaut mais un jour à l’un de nous quelques mots qu’il ne prononça pas
on aurait voulu que tout ça jamais n’arriva
mais qu’aurais-je alors dit

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quelque chose claire ce matin le retour le revers l’automne en moi qui s’installe se déploie de l’ombre seulement le nom mais le froid sur la peau le givre sur les os

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1981
il n’avait que quatre-vingt-six ans mais en lui le temps était passé
la guerre de quatorze une jambe laissée quelque part entre tranchées et arrières-lignes qui le sauva peut-être lui qui était fier de n’avoir même pas eu le temps de tirer sur un autre l’obus mettant fin à la scène à sa guerre à la peur
une première femme décédée de maladie quelques jours après leur mariage une seconde accouchant d’un enfant mort qui ne s’en remet pas et reste étendue endormie morte aussi une troisième dont on jètera à terre le nouveau né pour sauver la mère qui à même le sol se mettra à brailler sauvés la pair
il montera à moto conduira sa simca travaillera comme les autres une jambe de bois au bout d’un moignon mot terrible quand on a six ans où elle est ta jambe envie de dire qui n’en vis jamais la peau la chair le sang
il n’avait que quatre-vingt-six ans mais en lui le temps avait tant détruit
jamais il ne se plaignait mais chaque jour la maladie rongeait ce que son visage pour lui gardait
il partit discrètement un matin de 1981 un oncle venu le chercher fut hospitalisé
sans rien dire il m’avait quitté sans rien dire il avait patienté du premier au dernier jour pour arriver là alité sous un drap chambre immaculée
je suis allé le voir l’ai dévisagé qui était méconnaissable ayant tant tenu qui ne tenait plus la maladie à la lisière de sa peau à peine si je l’ai reconnu
on en ai jamais revenu
1981

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qu’est-ce que tu as eu toi en échange me dit-elle un peu d’amour tu crois un regard parfois ne te fais pas d’illusions n’ont jamais donné plus que raison et l’amour dont tu parles c’était juste de la lutte l’abandon
elle ajoute tu sais c’est fou de ne pas aimer ses enfants c’est à ne rien comprendre tu as beau tenter chute assurée tu te cognes infiniment
je n’ai pas compris ce qu’elle disait d’où cela venait ce qui la poussait à parler ainsi qu’y-avait-il au fond d’elle
qui était-elle

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ils avaient travaillé ensemble pendant vingt ans glissés sous des baignoires au siphon bouché lunettes devant les yeux pour le plomb soudé ils avaient collé carrelage posé faïence déroulé des mètres de tuyaux de cuivre et collé du tubes de pvc on aurait dit deux frères à force ainsi ensemble de travailler
le matin ils se racontaient autour d’un café leur soirée avant de prendre l’estafette et de filer dans une des villas de la côte et le soir se retrouvaient autour d’un verre avant de rentrer
le week-end ils s’invitaient les enfants autour à jouer parlaient de travaux à faire des clients des autres ouvriers et jouaient aux cartes la nuit tombée
lorsque l’un d’eux est parti dans l’est l’autre chaque été y a emmené sa famille puis le temps a fait vieillir les êtres mais le lien est resté
lorsque la vérité a été découverte l’ami de l’est s’est retourné et retourné encore des nuits entières à ne plus parvenir à trouver le sommeil
comment avait-il pu tant le tromper

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les coups qu’on prend rarement les redonne
c’était comme une poursuite au travers des pièces la salle l’entrée les deux marches qui descendaient vers la porte de la cave bifurquer la cuisine en cul de sac bloqué le dos collé à une porte déjà en larmes la peur au ventre les jambes tremblantes
c’était sentir en soi la chaleur monter à la tête quand fixant un avenir plus que proche main levée devant on en sentait une autre couler le long des jambes du pyjama de coton doux bon à mettre à la corbeille
c’était comme mourir chaque fois quand le coup tombait et frappait encore les joues la tête le sang envahissant tout l’être
c’était la peur suivie de la haine explosion de cris paroles hurlées les siennes étouffées du jour la nuit
c’était tomber à terre impossible de se relever dans le chaud de l’urine répandue effondré déshabillé de honte comme nu
c’était retenir sa haine s’accrocher à une corde survolant la mer en somme
c’était disparaître dans le grès cérame gris de la cuisine
c’était

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ça fait longtemps que je n’essaie plus de faire plaisir

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un enfant ça ne sait pas faire avec ça
qui te suit t’entend te voit et de tes cris et de tes haines fait sa loi
alors un jour il te ressemble de ton ombre devient la voix
un enfant ça meurt de ça

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c’était comme une arme ces larmes sur soi se repli se retour comme derrière le bruit refermer la porte murer l’huis combler les champs le faire taire taire lui
c’était à table silencieux fondre sur les profondeurs proie imaginaire et à ras de la vase presque enfoui enfin trouver la lumière
c’était le matin partir seul maison endormie et revenir nuit tombée chacun chez soi déjà alités sans bruit faire
c’était échapper s’évader fuir juste retour des choses tenter de se sauver retrouver l’air

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qu’est-ce que tu as été capable de redonner toi à ceux auxquels tant tu devais
le matin à ton réveil ils étaient là t’accueillant une joie
sur la table ils avaient déjà tout posé préparé restait à t’assoir à manger
le midi pareil après t’avoir récupéré au coin de la rue quelques mots de réconfort parfois et de te reconduire sitôt le repas fini
à cinq heures rebelote comme elle disait les voilà devant la porte à t’attendre alors à l’arrière tu t’assois en silence lui qui parle tu écoutes et la voiture roule un tour de mer le port en repère longer la plage monter au phare revenir au soir
après le dîner quelques mots échangés parfois l’écran allumé sur un film en blanc et noir
des nuits aucun souvenir précis
qu’est-ce que tu as été capable toi de redonner à ceux auxquels tant tu devais

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on voudrait chaque chose ainsi comme un juste retour d’un geste qui suffit on voudrait que rien ne reste en suspens sur place on voudrait ne plus se défendre poings coups faire face on voudrait calmer le jeu ne plus perdre jamais de guerre lasse



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écrit ou proposé par : Emmanuel Delabranche
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1ère mise en ligne et dernière modification le 16 septembre 2013.