abandon


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j’ai baissé les bras plus d’une fois sans réellement m’avouer vaincu juste plus l’envie de contrer la fatigue ça décide alors j’ai laissé faire ce contre quoi je m’étais battu et ai deux fois perdu

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parfois on se perd à rester soi on s’obstine se conforte se referme et des autres ne perçoit plus que le poids
alors on s’écarte s’isole se retire pensant ça ira et là dans le bruit que font nos propres peurs on s’éteint sans voix
on voudrait lui crier ça mais se tait se disant ça passera alors que tout se défait
on voudrait ne rien autoriser de la mort annoncée mais laisse faire on ne sait pourquoi

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on fait toujours confiance à un père on lui fait confiance toujours on ne devrait pas
on se confie entier on parle comme à soi quand trop lourd est devenu le poids
on s’abandonne alors on remet tout entre ses mains et ses bras ploient
un jour de lui on reçoit cession acte créance mais ne sait qu’en faire
on jette le tout en terre le noie

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un matin on se réveille elle n’est plus là la porte de l’entrée laissée grande ouverte le froid a gagné on enfile pantalon et tee-shirt et file au jardin on avait bien entendu du bruit plus tôt dans la nuit qui c’était confondu au rêve mais le jardin est vide on n’y trouve personne et rentre
l’armoire pas eu le temps de la vider juste un sac de manquer et quelques affaires un album photos celui du mariage et des premières naissances les autres laissés ouverts à même la table de la cuisine comme les témoins des années inutiles quelques livres arrachés à l’étagère de fer noir laissée comme béante mais aucun mot écrit
la clé de la voiture prise le téléphone en poche on file démarrer le moteur marche arrière la rue calme éteinte et roule vers la gare où l’on se stationne comme une équipe intervenant d’urgence on court
le hall est vide quelques trains affichés pour le havre et paris un pour lille on descend sur les quais les parcourt tous à la recherche d’un corps fatigué ce corps perdu qu’on peine une fois encore à retrouver
les enfants laissés à la maison on remonte et à la table de la cuisine se pose effeuillant les images du passé attendant qu’ils se réveillent l’un après l’autre répétant en soi qu’elle histoire leur raconter

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il y-en a qui n’ont pas droit au bonheur qui contre tout se cognent se fracassent pas d’autre voie

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sa couleur de peau peut-être y est pour quelque chose du moins on y pense homme assis chaque jour sur le muret de pierres entre l’église et l’école un rebord des canettes d’aluminium dans le dos qui s’entassent vides creuses de l’alcool passé dans ses veines
croiser son regard pour y échapper aussi vite le sien se figeant en soi appelant implorant on imagine on le pense mais silence pas un mot
pourtant à le voir chaque jour deux fois là aller et retour on s’imagine finira bien par me reconnaître un signe de la tête
on pense qu’on peut aider voudrait proposer du travail dépanner la bière il a on voudrait faire qu’il en sorte et se ravise mais de quoi le sortir d’où l’extraire on ne sait même pas où on est
alors on finit pas s’asseoir non loin de lui sur le muret faible et tendu à le regarder qui tourne la tête on cherche un mot quelque chose amorcer se reprend se retient chancelle
on se tait

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il lui avait dit je voudrais te voir morte je vais te tuer c’est toi qui m’a fait comme ça je ne suis pas ton fils juste le monstre que tu as fait je ne peux plus te supporter
il hurlait comme un homme peut le faire coffre plein d’air sans avoir le temps d’en reprendre flot de paroles qui sur son visage à elle cognait l’irriguant de l’arme faible
il tapait comme il pouvait ne savait se défendre mais c’était elle qui flanchait épongeant le passé comme au tableau on étale la craie d’un chiffon mouillé elle se taisait se terrait derrière ses cheveux ondulés se cachait la peur se lisait de ce qu’elle avait fait se sentant mère plus encore de lui de ses états et maux
de ce qui les entourait il ne voyait rien ni nous abasourdis ni elle effondrée il jouait reproduisant une scène dans sa tête mille fois répétées son père debout devant elle parlant fort parlant faux mots tranchants acérés brillants comme la lame du couteau la sueur sur le visage il hurlait retenant au loin l’hystérie qui aurait fait de tout ça presque rien seulement si

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elle n’a pas compris
pourtant longtemps que le poids devenu insupportable
trop à charrier avec soi avec elle
des jours ne voir que les nuits en enfilade mais derrière traîner plus que l’obscur et les peines
ça tapait ça tapait fort
envie de se tirer et la balle dans le barillet
c’était l’heure

elle n’a pas compris
ni le silence ni les pleurs
ni la fuite ni la mort
une lettre sur le magnéto
cassette posée sur la table au matin du départ
ces mots cette voix ces cris comment accepter
ruban d’oxyde de fer

(c’est tout ce qui reste)

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des jours qu’on le suivait filant dans les rues tournant droit aux angles des immeubles parcours chaque fois différent comme si il nous savait là
il allait vers le centre on le suivait remontait vers le phare on le suivait prenait les escaliers boyaux tendus entre villes basse et haute on le suivait dans les rares boutiques où il entrait on le suivait c’était devenu un jeu
un jeu inutile on se disait
au matin avant qu’il ne quitte l’immeuble du front de mer on était là assis sur un muret parlant de nos projets et de comment on s’en sortirait et le voilà qui pousse la porte de verre du hall descend les trois marches de ciment et part droit devant on attendait un peu à peine pour se lever et le suivre à distance sans bruit faire qui jamais ne se retournait
ce jour-là on est partis derrière lui comme chaque jour puis on l’a dépassé un peu après marchant vite parcours prévisible au coin aussi on a tourné et maintenant c’était lui qui nous suivait on le sentait derrière que l’on croyait guider comme aimanté à nos pas on a accéléré encore après avoir de nouveau changé de route on s’est cachés entre deux murs l’attendant qui ne tarderait plus maintenant
on a entendu le bruit de ses chaussures semelles caoutchouc sur le sol se rapprocher on a entendu son souffle rythmé de plus en plus près on a entendu son cri étouffé de nos mains quand on l’a attiré l’arrachant de sa route puis plus rien il n’a plus fait de bruit

on l’a laissé là à même le sol comme éteint

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la maison était à quelques kilomètres de la ville ils y allaient en auto une simca blanche trois volumes intérieur rouge phares avant et feux arrière également ronds ils empruntaient la côte après la longue enfilade du boulevard maritime et l’ancien canal rebouché où ils devaient rétrograder pour parvenir au sommet voiture essoufflée puis devant soi l’ancienne voie romaine rouler rouler droit un trait ils passaient de petites villes qui hésitaient encore entre village et urbanité devenues depuis cités dortoirs au moins on sait et à l’arrêt des autocars saint-gilles bifurquaient sur la gauche s’enfonçant dans la campagne clos-masures chênes hêtres et champs
la maison était protégée d’un talus planté haut de plus d’un mètre comme lui tournant le dos de son col l’ourlet le toit d’ardoises verdies et fatiguées que les arbres recouvraient comme un parasol la table l’été alors tout était humide la barrière en tube de fer galvanisé au remplissage d’une maille métal déployé le terrain pareil herbe haute jusqu’aux genoux s’avancer à pas lents se méfier les portes à la partie supérieure découpées en carrés vitrés gorgées d’eau gonflées qui un tour de clé fait semblaient encore verrouillées lorsqu’ils les poussaient et la tomette rouge-terre sur le sol intérieur où ils s’imaginaient avançant laisser de leurs pieds les empreintes comme sur la lune les autres avaient fait
ils ouvraient les fenêtres de la pièce principale de la chambre adjacente et de la cuisine donnant sur le talus et le chemin de desserte ils ouvraient les portes chaque pièce en aillant une qui menaient directement sur l’extérieur ils ouvraient le poêle le chargeaient de leurs mains charbon au pied qui après quelques tentatives allumettes humides le feu gagnait ils tentaient chaque fois qu’ils venaient ici d’effacer l’oubli comme on passerait sur un carreau embué un chiffon mouillé

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je ne sais pas comment c’est venu comment ça m’a pris cette idée de tout jeter ne rien garder d’abord les verres dans le placard ceux rangés au fond de l’étagère qui ne servent jamais puis des couverts hérités de mon père en argent service complet j’ai jeté aussi des habits ceux d’hiver on était en été mais ça passerait avant de m’attaquer aux bibliothèques gorgées
il y a ce meuble démonté un jour dont manquent toutes les vis cet appareil hi-fi sans cables tant de boites de cd restées vides il y a les albums de famille effeuillés dont les photos manquantes ne se lisent plus que par deux coins jaunis et disposés en diagonale pourtant je me souviens ici la maison de saint-gilles là le potager sous le poirier les vacances à briançon le lautaret une photo de nous trois lui déjà manquait
j’ai jeté toutes ses lettres de papier puis celles gardées sur gmail qui n’étaient plus d’elle j’ai jeté

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on l’a croisé il y a deux jours poussant un vélo chargé de sacs plastique de tissus en vrac de pneus de rechange une casquette haute sur le front peau colorée du soleil de ceux qui l’ont pour toit il parlait avec une jeune femme on dira la jeune femme je me souviens quand j’étais et là nos pas de nous éloigner déjà impossible d’entendre de la phrase la fin alors faire demi-tour se mêler à un groupe de trois une femme et deux hommes et de nouveau croiser sa voix père cheminot sœur suite couverte par les paroles de ceux que l’on suivait
la jeune femme ne bougeait pas figée muette juste d’écouter la vieille histoire mille fois répétée répétée chaque jour ressassée à qui le croisait la même strictement son père cheminot parti tôt sa sœur à faire des ménages dans un hôtel du centre qui ne le reconnaît plus refuse de le voir son travail aux archives de la ville tour de verre sur les quais des journées entières à ranger des classeurs dans des étagères de fer des autres le passé sans jamais dire vraiment de son histoire le vrai
on a tenté un troisième passage il se taisait

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à terre tout à taire garder pour soi tout laisser là à même le sol sur le carrelage froid quelqu’un viendra qui se dira on est passé par là

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j’ai pris ce qui venait le supermarché magasinier ça ne pouvait pas mieux tomber me suis présenté au bureau de l’étage mezzanine vue imprenable sur les caisses et la profondeur de toute la halle la tête dans les gaines d’air et aux murs faits de panneaux préfabriqués des affiches comme travailler pour nous c’est formidable et un honneur vous verrez plus loin la photo de tout le personnel en tenue un vert à pâlir sur fond de bac acier façade de la boite même où on était c’est lequel déjà parti licencié qu’il faut aujourd’hui remplacer et là le type me reçoit manager disait son badge qui me tend la main tournant la tête pour éviter mon regard et qui me précède dans son bureau une seule fenêtre carrée parking cadré qui donne ici l’idée qu’un monde au dehors existe un monde rangé voitures vides et lustrées les gens dedans à pousser leurs rêves par caddy interposé il me dit présentez-vous on dirait un ordre mais je ne sais par où commencer ma vie actuelle celle passée mes études avortées le suicide la fuite la solitude mon cv trafiqué la rue mes affaires laissées dans un coin du couloir avant d’entrer je me tais
il ne posera pas une deuxième fois la question dira juste bon je vois essayons

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c’était l’hiver le matin matin gris le froid tombé pendant la nuit un manteau avait tout recouvert vite habillé sac préparé la veille au soir traverser la cave et sortir par derrière cour en contre-bas de la cuisine passer entre la maison et celle du voisin deux fois trois étages en surplomb passage étroit murs en mâchefer marcher doucement voulant ne faire aucun bruit arriver dans le jardin accélérer le pas puis dans la rue se mettre à courir en passer le coin sans un regard derrière comme pour effacer de la mémoire l’empreinte d’ici alors dévaler la pente séparant les deux villes mille marches sous les pieds s’étourdir penser fuir alors qu’on ne fait qu’affronter
dans la chambre aucun mot aucun signe juste sur la table un livre ouvert un passage souligné

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je comprends maintenant comment on en arrive là assis au coin de la rue la gare le distributeur le chien endormi les gens qui te regardent comme si d’ailleurs tu venais comme si le fils de personne tu étais
une dispute ça suffit
suffit d’un jour un jour on te pousse à bout on crie tu cries aussi hurle la porte en partant même pas le temps de la claquer la rue dévalée te voilà assis l’écureuil au-dessus la main tendue perdu
une dispute ça suffit
même si avant déjà tout était là le mépris dans leurs yeux la tête tournée quand ils te croisent le refus on n’imagine pas comment on se retrouve là assis sur un tapis le chien et soi assoupis défoncé la haine ancrée et rien à dire
rien à ajouter

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tu comprends il ne se passe rien ici je veux dire toi ta vie je n’en voudrais même pas pourtant la mienne on est d’accord c’est de la merde mais toi quoi rien le néant du vide dedans et puis pourquoi tu me parles comme ça de quel droit parce que tu crois avoir réussi t’as une maison une bagnole une télé et tout mais moi j’ai ma liberté un sac celui-là juste et mes jambes pour marcher oui marcher
il ne te plait pas mon gosse il ne parle pas bien mais tu vois tout le monde ne peut pas être artiste intello ou champion comme toi tout ce que tu dis quand tu le reprends ça ne sert à rien sauf dans ton monde justement laisse laisse-moi pour qui tu te prends pour me juger ainsi pour qui
demain je dormirai ailleurs qu’importe on n’a plus rien en commun ni sang ni nom ça fait vingt ans tu vois je me souviens de ton premier abandon
t’aurais dû me prévenir avant de me faire venir une journée de train tout laisser là-bas pour voir la gueule que tu tires comment tu m’évites me fuies t’aurais dû dire que ce tu demandais tu ne le voulais pas fallait pas me faire venir pour me faire ça
je vais partir un foyer pourquoi pas père fils ça doit se faire et de toute façon mieux vaut les ponts que de te voir te taire crois-moi



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écrit ou proposé par : Emmanuel Delabranche
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1ère mise en ligne et dernière modification le 26 août 2013.