détour


on ne sait jamais où vraiment on va on tire la corde suis les traces et la lumière qui attire est-elle seulement celle de la glace miroir aux reflets blancs on ne sait jamais ce qui tend l’espace fait le bruit ronge le sang ni ne sait ce qui passe quand on entend plus que le vent
les jours ils les laissaient filer on aurait dit ça héréditaire laisser filer les jours jamais n’en parlaient et sur le passé jamais ne revenaient on s’habitue mais ne pas dire de l’avenir ce qu’on attend ce qu’on voudrait y faire rencontrer connaître ça surprend pourtant jamais ne se projetaient ni vers ni là juste à leur place au présent comme si traces et horizons n’existaient pas vraiment
on n’a pas compris ce silence cette retenue la souffrance qu’ils ont connue on n’a pas compris pourquoi tant se taire quand ce qui torture crie et enterre on n’a rien vu
le matin tu t’habilles tu mens la journée au travail fait bonne figure tu mens et de retour le soir en famille contiens ce qui pousse retiens et tais c’est mentir qui te maintient comme un étai
tu voudrais voulais aurais voulu n’as pas pu
la vie un détour ta souffrance une survie seulement

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ma vie ainsi écrivait-il
dans une ville en guerre mon enfance
le travail à seize ans les mains dans le ciment tant à refaire
puis le plomb et le zinc mélangés
marié je fus père
le reste sans intérêt comme à taire

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un hôtel un peu vétuste au temps arrêté un hôtel qui avait été

au guichet une femme sans âge remit de la chambre la clé qu’alourdissait un pendentif un collier perle unique boule de laiton protégée d’un anneau de caoutchouc que prolongeait un plat au nom de l’hôtel et numéro de chambre inscrits gravés mais par qui
l’escalier se pliait pour suivre la cage qu’on lui avait fait et la main-courante de se déployer comme l’encre avant sur le papier geste agile fluidité la plume et le reste ici ancrés
une lumière inutilement bleue dessinait des halos aux murs on aurait préféré un liserait une ligne un trait et le couloir à l’étage ainsi également refait d’ajouter à l’ensemble un rimel grossier
préférer la peau nue le grain les tâches qui y apparaissent le temps et ce qu’il y laisse
la chambre était intacte on le devinait une entrée la salle de bain en longueur étroite fenêtre au fond sur la droite et devant sas franchi un salon qu’une paroi de placards isolait du coin nuit alcôve bien faite trois fenêtres sur la ville le fleuve et son lit
une table déplacée devant le paysage suffirait à s’approprier le lieu le faire sien soi alors s’assoir attendre un peu bruits au-dehors mouvements incessants des gens lueurs dans le sombre descendant de la nuit
les motifs du papier-peint finiraient par disparaître une nuée les radiateurs parvenant à diffuser un peu de chaleur dans la chambre louée
écrire regard à l’horizon
l’histoire était d’amour la chambre d’hôtel et le détour un repli

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c’était une route en forêt un tapis ruban de l’asphalte inflammable que menaçaient mille allumettes au vent on aurait dit qu’on était loin break lancé soleil devant aucun but bout du monde se dessinant
la route à force on la connaît on ferme les yeux tient droit le volant alors dans les bras le moteur un vrombissement ce sont les camions croisés qui forcent à rouvrir les paupières ébloui par la lumière une embardée on redresse file tient le cap et d’une main libérée faire au hasard et au travers de la vitre quelques images du vent
on roule droit devant
on pense à qui nous attend qui nous retient qui nous oublie doucement on pense seulement à demain au temps
on ignore si la route prendra fin prendre fin comme s’éteint la lampe courant coupé on ignore si on reviendra marche arrière demi-tour détour seulement que ce chemin

on ne retrouve pas le corps cap perdu on cherche encore disparu

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il voulait lui dire qu’il ne lui avait jamais menti cherchant au plus profond de ses souvenirs quelque chose de l’oubli qui ne voyait rien fouiller encore ne pas attaquer sur ce terrain si
il était prêt à faire scandale mettre tout à terre crier puis à jamais se taire comme laissant l’écho de sa voix suspendu en l’air taper une fois une seule mais que rien ne reste debout tempête nuit

il dît
comment as-tu pu mentir ainsi

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souvent s’y tenir s’y tenir replis secrets détours infinis

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on voudrait rattraper le désastre

ça commence en allant vers quelqu’un qui vient
qui s’approche
qui le premier devant l’autre se tient
amour lumière horizon paysage

on se dresse se redresse devient
en soi on trace un chemin
perdu haut la main
elle la lui tend la tient
il est faible devenu d’eux le rien
tire révérence
dont il ne garde que crainte au matin

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un lieu se souvient-il de nous

enfants les soirs de fête des mères on quittait la ville la côte et le port filant à l’est remontant l’estuaire pour gagner le fleuve qui inexorablement se jetait en sens contraire on l’aurait dit suicidaire à tant vouloir y aller à s’obstiner que le sel assècherait

la citroën tache orange sur la route sombre semblait pressée que son pied au plancher maintenait à cette allure vite on arriverait la pétrochimie illuminée la centrale à charbon les péniches sur le canal et les conteneurs empilés comme des légo dejà derrière

on longeait le fleuve qui bordait la route au lieu du contraire croisant des navires trop gros pour ces eaux et les villes de s’aligner sur les rives que le miroir du ciel reflétait on aurait dit un cordon une guirlande une fête se perdant dans la nuit qui tombait

à rouler ainsi on arrivait étourdis qui en descendant de la gs nous faisait dire je me sens mal mais personne d’écouter personne d’entendre déjà on entrait quelques marches un palier des portes vitrées qu’on poussait lourdes de ce métal d’après guerre épais on laissait un manteau une veste et dans la salle carrée s’installait

je me souviens des bateaux passant au travers des baies la nuit tombée qui n’étaient plus que lumières
je me souviens que la bonne place c’était à la table où assis chacun en tournant la tête voyait l’eau
je me souviens de la glace dans la coupelle d’inox et du bruit que le métal des cuillères faisait à son contact je me souviens qu’il nous manquait l’alcool
je me souviens des fromages sur un charriot des noms à n’en pas finir une nappe sous le plateau
je me souviens de la tarte fine qu’il fallait commander au début du repas pour le feuilleté
je me souviens du digestif qui éternisait le dîner
je me souviens de la lassitude de l’envie de bouger des verres renversés des disputes contenues des mots que je n’osais prononcer
je me souviens de l’aquarium et des taches orangées qui se mouvaient dans l’ombre
je me souviens de l’addition et des sucreries qu’on se partageait comme un trésor perdu

on sortait ventre rond montait en voiture le froid avait occupé nos places
plus rien dehors ne parlait du jour
la gs lancée
chemin retour

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le ciel formait des détours

tu vois j’ai fait un effort me suis allongé allongé près de toi il était sur le dos regard au plafond bras le long du corps étendu comme un mort qui ne bougeait pas juste ses lèvres imperceptiblement de laisser les mots frayer chemin portant voix repoussant le givre que le sang le quittant formait lentement scellant à la soie la soie éternellement

il s’endormait ainsi chaque soir répétant l’effort à voix basse on aurait dit alors qu’il parlait encore que déjà le sommeil l’avait pris et à ses côtés dressée comme assise lisant en soi les souvenirs communs de leurs vies elle ne parvenait pas à lier d’un même fil le rouge et le blanc

tu vois lui disait-elle prenant l’une de ses mains entre les siennes c’est ça mourir vraiment

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ils ne se comprenaient plus

il n’y avait plus que le silence qu’elle voyait de lui ses distances aussi il rentrait tard et aussitôt allait s’enfermer dans la chambre du bas grand carré haut sous plafond qu’une baie ouvrait sur la cour il s’installait s’asseyait fixant indéfiniment la lumière de l’ordinateur qui n’écrivait pas pourtant fuyait se tairait seulement dans le bleuté de l’écran

plutôt que dîner ensemble il allait chercher dans la cuisine un bol de soupe et un verre de vin qu’il posait sur un plateau rapporté à sa table d’une main de l’autre se tenir au mur s’appuyer tenter de se maintenir résister il disait ça va aller je vais y arriver je vous souhaite une bonne soirée

la soupe il ne la mangeait pas y touchait à peine bout des lèvres le goût la chaleur le sel et le vin le laissait patienter rien ne presse qui se remettait à lire tout ce que d’autres écrivaient

il l’entendait aller se coucher passant dans le couloir à deux pas sentait sa présence regrettait son absence mais la force tu la trouves où quand le présent s’enterre comme ça

tard dans la nuit il finissait par s’allonger sur le lit elle dormait au-dessus même endroit leurs corps confondus dans l’espace verticale de la maison mais de l’un à l’autre plus rien ne passait ainsi



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écrit ou proposé par : Emmanuel Delabranche
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1ère mise en ligne et dernière modification le 14 octobre 2013.