ou je t’éclate la tête


parcourir le pays pour des rendez-vous de chantier ou de travail est toujours prétexte à découvertes ou retrouvailles et la voiture neuve reçue peu avant mieux équipée plus sûre que la précédente ajoutait un parfum de liberté et d’indépendance face aux voyages en trains masqués limités contraints

parcourir le pays c’est partir de normandie et rejoindre la méditerranée et la grande motte d’abord le dimanche pour être sur place le lundi c’est rouler la journée pour arriver avant le couvre-feu tout de même hôtel blanc immaculé dessiné par jean balladur entre 60 et 70 face à la mer couloir incurvée chambre dans la profondeur qu’une loggia projette au-dessus du sable vers l’horizon

parcourir le pays c’est reprendre la route le lendemain pour un coin isolé une plaine au creux d’une vallée des montagnes autour une île aux arbres des oliviers des pins des vignes arrachées depuis longtemps un théâtre de pierre et un hameau flanqué dans la pente accroché petite suite de constructions liées décalées le long d’un ancien chemin de pèlerinage au nord de montpellier

parcourir le pays c’est passer la journée en arpentant le paysage à pied ou à bord d’une voiturette tout-terrain à même les rochers dans les pentes les herbes la plaine c’est faire des centaines de photos et dessins pour rencontrer et connaître ce territoire limité contenu ceinturé de montagnes à la nature presque vierge façonnée pourtant par l’homme depuis des millénaires

parcourir le pays c’est prendre le temps midi venu de déjeuner dans l’herbe grande tablée adossé au hameau face à l’île aux arbres en plein soleil c’est boire des pastis d’abord puis des cafés à l’ombre d’un figuier de l’autre côté de la maison au pied d’un promontoire c’est écouter c’est envisager c’est imaginer c’est parler de ce qu’ici sans rien changer on va pouvoir faire

c’est repartir en fin d’après-midi quitter le lieu découvert à peine mais bien en soi images bruits lumières êtres et la pente dans la tête c’est traverser la montagne ou la suivre passer des ponts dont un de fer large comme l’auto deux piles étroites aux croisillons rivetés contourner la ville par ses ronds-points ses rocades ses zones d’activités ses restaurants rapides et retrouver la mer

parcourir le pays c’est passer des nuits comme sur des îles seul isolé esseulé dans des pièces étrangères c’est manger sur un guéridon dans sa chambre room-service plateau assiettes et verre c’est répondre aux dizaines de mails pendant que la mer sombre dans la nuit toutes deux se confondant c’est s’allonger sur le lit pour reprendre la lecture de climats de france entamer avant de partir

parcourir le pays c’est reprendre de bonne heure la route pour les environs de lyon remonter le rhône évitant l’autoroute traverser des villages et contourner de petites villes c’est rouler désormais les yeux rivés sur l’indicateur de vitesse pour éviter les flashs avides de portraits chèrement facturés tout est bon pour payer c’est préparer un itinéraire bis chemin de traverse

parcourir le pays c’est revenir sur ses pas revenir voir ce qui est advenu ce qui s’est passé et comment ailleurs que sur sa propre peau les rides ont creusé c’est lire le présent dans ce qu’il donne à voir que la mémoire ne connaît pas c’est retrouver un peu de son histoire parfois plus des pans entiers instants moments et gens famille amis c’est retourner en soi fouiller

parcourir le pays c’est retrouver une nouvelle fois les grandes et belles idées bâties par des maires des architectes une zup l’agrandissement de bagnols-sur-cèze le doublement de la surface de la ville ceinturée de son boulevard trace dernière des fortifications détruites c’est revenir le ventre noué voir comment on a mis à l’écart de la cité ceux qui vivent encore dans ces logements transitoires

parcourir le pays c’est se garer au cœur du quartier sur un parking refait il y a peu au bitume bien noir et aux arbres fraîchement plantés c’est descendre de voiture pour arpenter une autre vallée ceinturée de tours d’immeubles bas et de logements individuels vallée occupée par un stade des écoles des jardins et la maison des associations petite pyramide qu’on vient juste de raser

c’est photographier les façades dégradées des immeubles qu’on a isolées par l’extérieur et dont on a changé les menuiseries les proportions l’aspect mais tout cela est sans importance c’est découvrir la misère aux fenêtres lorsque les volets ne sont pas fermés c’est marcher la peur au ventre se souvenant au blanc-mesnil à la courneuve s’être fait agressé étranger à l’exclusion horsain dit-on

c’est voir des joueurs de pétanque réunis et se sentir soulagé certaines choses survivent ici c’est regarder le grand panneau de chantier expliquant ce qu’il y avait et combien ce qu’il y aura sera mieux et plus adaptés et lire le montant des travaux avec en arrière plan la mémoire de la pyramide qui n’aura pas franchi les siècles même pas un seul malgré sa pertinence au milieu du quartier

c’est hâter le pas se sentir coincé oppressé dans cet espace immense et fermé cette vallée urbaine où rien ne marche rien ne tient rien n’arrive de bien ou simplement de meilleur depuis longtemps vallée perdue désert entretenu où les îles sont accrochées aux cages d’escalier milliers de logements délaissés depuis longtemps par les ouvriers et ingénieurs de la centrale électrique

parcourir le pays c’est être sur la route confronté à une certaine violence une agressivité un individualisme croissant c’est soi-même s’énerver des dangers engendrés par les autres toujours les autres on fait attention on est pas ainsi c’est prévoir et prévenir sans cesse de ce qui pourrait arriver

parcourir le pays ce jour là c’est marcher dans un quartier délaissé malgré les aménagements urbains récents les bancs les espaces verts les jeux d’enfants espaces vides ou vidés espaces inutiles face aux besoins face au ghetto face à l’oubli face à l’isolement et à une forme de sacrifice

parcourir le pays ce jour là c’est ne faire finalement que le tour de la plaine centrale dédiée aux équipements publics un stade un chantier de maison de la culture qui n’en aura que le nom des écoles des jeux d’enfants c’est faire une boucle sans trop s’éloigner dans le quartier à deux pas du centre ville

c’est faire quelques photos sans trop insister à bonne distance des immeubles c’est voir passer une voiture de police alors même qu’on photographie une tour et voir à l’intérieur les têtes se tourner c’est se dire ils ne vont tout de même pas demander pourquoi faire des photos ici et de filer au plus vite

parcourir le pays c’est ce jour là juste après avoir vu passer la police faire deux photos d’un pied d’immeuble façade préservée polychromie sauvegardée balcons comblés aux moucharabiehs intacts c’est se dire enfin quelque chose qui a résisté et refaire une photo plus globale sans s’aventurer pourtant plus en dedans c’est voir deux types au fond de la perspective lever les bras gesticuler hurler et s’approcher parcourir trente mètres me rattraper pourquoi tu fais des photos montre montre hurle l’un deux à trente centimètres de mon visage dents défaites visage buriné capuche sur tête comme camouflé comme un flic anonyme dont l’uniforme tient lieu de certificat de compétence et de pouvoir montre la photo montre et détruis-la mon téléphone est éteint et le masque sur mon visage empêche l’identification je pianote et me trompe de code recommence mon iphone dans la main à portée de main du type encapuchonné le second resté en retrait deux ouvriers municipaux travaillant à l’entretien de je ne sais quoi à deux pas restant affairés à leurs travaux montre t’es fou toi on ne fait pas de photos ici t’es qui t’es qui montre tu effaces la photo ou je t’éclate la tête avec cette pierre vas-y montre mon téléphone s’allume révélant les photos prises dans le quartier depuis trente minutes planche contact je pose mon doigt sur la dernière vignette la mets en plein écran je suis architecte ces bâtiments ont été construits par un architecte du nom de candilis j’ai habité un bâtiment construit par lui je m’intéresse efface efface ou je te casse la tête t’es fou toi c’est bon j’ai effacé la photo qui n’est passée que dans le dossier corbeille c’est bon elle est effacée et je repars n’ai même pas tremblé pas eu le temps alors que d’autres types sont là ou arrivent je n’avais pas remarqué cette convergence je fuis fuir le quartier fuir la ville fuir et de l’autre côté de la rue on vient vers moi on marche aussi derrière moi je l’entends qu’est-ce qui se passe me dit un autre type sortant d’un bas d’immeuble que d’autres accompagnent je faisais des photos de l’architecture je suis architecte faut pas faire des photos mec ici c’est pas possible et de dire un mot que je n’ai pas compris mais qui voulait dire tu vas te faire tuer je remonte la rue ou le boulevard je ne sais plus mais de la mer boulevard de la mer je crois me souvenir que le gps en arrivant dans le quartier avait nommé ainsi la voie à suivre (avenue de la mayre en réalité) je fuis



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écrit ou proposé par : Emmanuel Delabranche
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1ère mise en ligne et dernière modification le 25 avril 2021.