mal à la ville


je ne me souviens pas qu’on se soit une seule fois arrêtés devant au roi de la fritte laissant la voiture dans la contre allée effacée depuis au profit d’une surface vide et piétonne une pierre inutile sur le sol je ne me souviens pas de l’odeur de l’huile chaude dans la rue ni d’avoir attendu au comptoir vitrine repliée bordant le trottoir mais je me souviens de combien on en voyait de voitures garées là le temps de préparer la commande et combien étaient accoudés attendant les autres dans les voitures patientant assis vitres ouvertes à parler je me souviens des files d’automobiles des lumières de l’enseigne et que le premier de l’an quand on rentrait toujours ici ça vivait

de la ville le centre historique fut rasé par les anglais comme pour nettoyer les rues alors que tout le monde savait que l’ennemi était parti
d’un carré de deux kilomètres de côté ils avaient dessiné à la bombe incendiaire les angles avant de tout détruire entre les arrêtes formées
le centre sous les décombres un autre était né alors qu’on reconstruisait la ville sur les gravats on s’était déplacés plus à l’est vers le rond-point le tunnel jenner et le cours de la république
la ville refaite on l’avait habitée neuve belle propre et baignée de lumière et le centre de nouveau de se refaire l’autre de s’atrophier

aujourd’hui la ville reconstruite est belle ses allées ses arbres ses avenues ses façades ses matières et la lumière et le vent et les averses et la mémoire qu’on y dresse et la publicité qu’on en fait
les autres quartiers que les bombardements avaient épargnés sont devenus de simples alignements de façades de brique aux rideaux de boutiques tirés et cet absurde tram qui traverse et relie ce qui déjà l’était oubliant les quartiers du port isolés des plus démunis les abandonnés
autour de l’université sans vraiment y faire attention on a bâti en tous sens et redessiné les places les rues mais rien pour justifier cela d’autre que ce qui se voit et dont seul la médiocrité uniformément répandue fabrique l’unité

la ville rend triste et on a mal pour elle et pour ceux qui la vivent sans jamais pouvoir la faire tout va si vite le temps d’un mandat le temps d’un discours on a mal à la ville et mieux vaudrait ne plus rien faire et laisser ce qui est laisser prendre racine laisser vivre laisser faire



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écrit ou proposé par : Emmanuel Delabranche
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1ère mise en ligne et dernière modification le 12 février 2017.