voyage à tokyo XIII


presque rien il ne reste presque rien de l’entreprise que tenaient mon grand-père et son frère des lambeaux des tôles pliées de la rouille rongée sorte de plaie à peine panser de quelques masques empêchant les intrusions mais sans le souci du maintient et de la consolidation pourtant combien de souvenirs entre ces murs panneaux de bois ajourés sur des sols de parquets blanchis ou de carreaux de grès fendus lumière ténue parvenant jusqu’aux ouvriers au travers de jours laissés par l’assemblage approximatif de planches irrégulières et le froid l’hiver entrant pareil alors qu’ils façonnaient le zinc pliaient coupaient découpaient cintraient sur de grands établis surmontés de bras à contrepoids et lames d’acier trempé la matière était froide elle aussi et grise au son sourd et ondulant
il y avait toujours une feuille à même l’établi posée une feuille quadrillée déchirée de l’un de ces petits carnets noirs à élastique cadeaux de fournisseurs en fin d’année leur nom en défonce et or sur la couverture de skaï et le crayon sur la tranche trop fin dans les mains des couvreurs avec dessus le dessin coté des pièces à réaliser
je ne me souviens d’aucune odeur particulière mais de la lumière des gestes des feuilles de zinc entassées et des grands bacs remplis des copeaux et des chutes dont on ne pouvait plus rien tirer que je récupérais et plaçais dans la plieuse sans idée préalable juste manœuvrer le bras sentir le contre-poids tomber effet de balance lente équilibre vacillant doucement sentir le zinc s’étirer se plier je relevais recommençais fabriquant multitude de petites sculptures aux bords tranchants et vifs qu’il fallait d’un coup de pierre rabattre pour avoir le droit de les emporter
il y avait dans la réserve des matériaux neufs un espace où s’amassaient ceux usagers rebuts déchets amoncellement croissant au fil des jours que des planches de bois maintenues par des barres de fer fichées dans le sol retenaient laissant à peine un passage d’homme et combien ces images fortes en moi présentes inscrites alors que tout est vide aujourd’hui délaissé mon père décédé succédant au sien entreprise fermée liquidée



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écrit ou proposé par : Emmanuel Delabranche
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1ère mise en ligne et dernière modification le 9 décembre 2016.