assise vous parliez


vous étiez seule dans la rue seule dans la ville au bord des mondes au bord de l’ombre vous marchiez comme figée et impossible de là où on est dans vos souvenirs de savoir dans quel sens vous alliez
un angle de rue une façade droite et haute immense un pignon et au ciel une lampe éteinte suspendue
vous marchiez dans l’attente marchiez indéfiniment dans la ville nue
une lumière intense venait d’ailleurs était-ce elle que vous cherchiez était-ce lui de l’autre côté
vous étiez seule marchiez aveuglément ville déserte volets fermés
et c’est à l’angle de la rue que vos souvenirs disparaissent

vous aviez dit le soir j’ouvrais la fenêtre et dans la nuit regardais dans sa direction et lui loin vers moi pareillement à l’une de sa maison
nos regards dans la nuit se perdaient ainsi vous parliez

vous aviez pris le parti de la fuite vous ne faisiez que fuir
qui vous approchait qui vous parlait qui vous touchait
vous aviez quitté la ville laissé la mer au large le port à quai
quitté son corps le laissant pour mort
ainsi vous parliez de lui de ses cris de ses peurs
c’était une nuit d’été ville endormie
assise à la fenêtre ainsi vous parliez de lui
son âge sa vie ses rêves son ennui
la maison où il avait vécu son enfance et dont il était parti
les années qui suivirent inutiles disait-il
des années de fuites
vous parliez de lui comme on parle d’un autre
avec distance avec retenue mais
d’un autre qui n’était que vous vous l’avez toujours su

laisse-moi laisse-moi ici je vacille
laisse-moi mourir laisse-moi partir
tes mains je les fuis tes yeux je les crains
ta voix est la nuit sans lendemain
j’ai cru en nous mais le fleuve est sec
j’ai cru vivre rien
vous parliez enfin

vous aviez posé au sol le téléphone seul lien avec lui si éloigné ouvert la fenêtre la mer étale devant vous tirée poussé les persiennes respiré l’air du dehors embruns chargés de sel avant de parler
vous aviez dit une fois encore la douleur profonde des années la peur peut-être que tout revienne en pensées
la lumière du jour dans la pièce baissait comme se retirant au dehors et la nuit de venir des murs vous le pensiez alors retourner à la fenêtre se pencher laisser la nuit au-dedans gagner et profiter des dernières lueurs fondant dans la mer diluées
vous parliez
ils étaient venus de l’est le nord déjà occupé qui avaient traversé le pays jusqu’à la mer pour elle aussi la traverser mais le bateau n’avait pas attendu point déjà sur l’horizon les laissant sur le quai sorte d’abandon
vous parliez du navire qui sombra le lendemain dans les eaux profondes de l’océan vous parliez chance et survie et de comment ils restèrent ici
la nuit était tout à fait venue vous rêviez d’insomnies

assise
endormie
la tête de travers prête à tomber
vous parliez
vous parliez de sa mort un jour d’été persiennes de fer gris dépliées lumière filtrée odeur de métal chaud dans les pièces aux fenêtres ouvertes des taches jaunes brûlaient le parquet
repas fini il s’endormait toujours dans son fauteuil de cuir brun en fond de pièce les bras sur les accoudoirs posés ainsi vous parliez dans votre sommeil votre veille refaire le voyage revenir à lui l’enlacer
vous parliez de ces moments où tout devenait silence la chaleur dehors écrasante et celle dedans étouffante vous parliez des rues désertes les gens partis à la mer se baigner vous parliez des bateaux dans le port dont les bruits sourds des manœuvres vous parvenaient encore malgré les fenêtres occultées seuls témoins de là où vous étiez
son sommeil serait ce jour là le dernier
peut-être vouliez-vous qu’il en soit pour vous de même
vous l’aimiez

j’aimerai quiconque entendra que je crie
ainsi vous parliez

assise vous parliez
parliez d’un cri
un cri cri entier qui de tout était fait
vous parliez de votre enfance et de ses paysages
de ceux qui vieux déjà vous entouraient
vous parliez de la ville étirée entre mer et falaise
du port en pleine activité où vous aimiez marcher les jours de semaines
et où vous retourniez les dimanches désert déserté temps suspendu mouvement arrêté
vous parliez de la mer petites plages et celle étendue à perte de vue
vous parliez de la baie que votre regard contenait
je vous voyais la parcourir aller puis retour puis encore
je voyais horizon gris mer verte et le peu de lumière qui perçait sur votre visage apeuré

reprenons

vous parliez de lui assise près de la fenêtre vous parliez de ses mains blanches et longues de son visage comme effacé derrière des yeux bleus profonds que ses mains régulièrement cachaient alors qu’il sombrait visage humide voix étouffée dans des larmes salées
il s’était suicidé par amour pour vous un dimanche d’été dans le salon le visage tourné vers la mer insistiez-vous le visage tourné vers la mer dans cette ville où le sable est devenu pierre suicidé
vous parliez ainsi
il n’a pas supporté ma distance mon écart ces soirées d’hiver où nous étions séparés il parlait de silences silences odieux intenables de vides du vide entre nous disiez-vous entre elle et lui lui et elle ainsi vous parliez
c’est douloureux aujourd’hui encore

vous parliez de rêves qui vous en avaient sortie des rêves qui réveillent des veilles qui reviennent vous parliez ainsi
une pièce une maison peut-être vous étiez debout debout sur un tabouret de bois piètement instable et assise massive et creuse qui manquait de tomber vous cherchiez sur la pointe des pieds à voir l’endroit vous cherchiez la mer la plage le vent
on avait volé les fenêtres et on avait volé les meubles les tapis à peine s’il restait le sol pour vous poser on avait tout volé et des grands baies ouvertes sur le paysage ne restaient que de fines impostes en haut des murs placées
sur le tabouret vous sautiez sautiez mais rien ne revenait ni la ville lointaine mille lumières la nuit comme en veille de l’autre côté de l’eau ni le sel des embruns sur les carreaux sur votre peau vous cherchiez en fermant les yeux les ouvrant croyant qu’à chaque clignement de paupières le monde serait revenu ainsi vous parliez

reprenons

vous aviez quitté la ville pour en retrouver une autre vous éloignant de lui comme dans une fuite mais je ne le fuyais pas ainsi vous parliez il me fallait rentrer revenir là où vraiment j’étais
vous parliez du vol vite passé de l’aéroport où à votre arrivée il vous avait accueilli qui vous attendait en haut d’un escalier mécanique du regard vous le cherchiez il avait crier votre nom fait signe de la main avait souri vous l’aviez rejoint ainsi vous parliez du retour alors que personne cette fois ne vous guettait seule dans le taxi l’arrivée la clé dans la serrure personne encore et cette envie de marcher dans la ville retrouvée vous y perdre allant au hasard et au fond vous y retrouver
vous parliez
dans le vide de la pièce vous parliez

la nuit de nouveau tachait le jour d’un noir profond on jetait l’encre alors la mer s’effaçait et le port de s’éclairer perles lumineuses sur un fil passées ceinturant la ville côtière de mille feux vous parliez
vous parliez d’une ville aux blocs rigides comme la pierre que vous aviez vue se reconstruire grues de bois pour ériger béton et fer vous parliez des heures passées à la parcourir sans autre but que de la redécouvrir tant neuve elle était
on avait gardé quelques repères des axes majeurs l’emplacement d’un square comme celui de la gare on avait gardé le nom des rues mais à l’endroit de votre maison pas même un mur ne restait jusqu’à la mer l’horizon
vous parliez de cela chaque jour les mêmes mots aux lèvres regard perdu vous répétiez l’histoire du jour où il disparût

en bordure de la ville déserte vous marchiez
et le vent seul de vous accompagner la mer de l’autre côté de l’estuaire s’étant retirée
comme un souffle une respiration lointaine le va-et-vient de l’eau que l’écume révèle
il y avait bien quelques bateaux au large larges navires chargés de conteneurs taches de couleurs sur l’horizon touches colorées dans le blanc disparaissant diluées
vous marchiez
en bordure de la ville la plage le port le boulevard maritime
voilà qu’assise vous parliez de ce temps passé où près de vous encore il était
vous le pensiez
vous marchiez de longues heures d’un bon pas vous marchiez vite la peur peut-être que tout reprenne recommence regardant l’enrobé rouge du sol le fixant plus que la mer ou les maisons alignées derrière des grilles de fer forgé
vous marchiez la tête ailleurs et lorsqu’au bout du monde vous arriviez le cap vous surplombant vous en étiez étonnée ici déjà maintenant
alors en sens opposé demi tour fait redescendre vers la ville longer la plage finir au sémaphore dont on pouvait encore depuis le toit balayer du regard les plots de la ville et la manche et le port
vous marchiez

reprenons

vous étiez assise là hier ou peut-être était-ce le jour d’avant
assise
la lumière du jour déjà sombrait dans la nuit la nuit et l’hiver
vous ne me voyiez pas absent en vous de l’image que vous perceviez du lieu
pourtant
vous parliez comme pour vous même de la mer battant la plage des galets roulant sous les vagues vous parliez
vous parliez du vent vous poussant du sel sur vos lèvres du bruit couvrant tout
il y a la pente à dévaler galets fuyants sous les pieds on manque de tomber on court pour rester debout puis le plat quelques taches de sable comme des îles archipels d’or flaques salées et on remonte recommence se fatigue à refaire sans cesse le même parcours on court
il y a la mer au loin on court encore la rattraper elle s’évade on s’épuise tombant au sol elle se retire et revient on la retient du regard plonge en elle ainsi parliez-vous
la nuit était tout à fait venue
de quelques bougies allumées le reflet dans vos yeux scintillait
vous parliez d’un abri construit de galets que le ressac attaquait
vous parliez de vous dedans et de vos habits humides et froids de votre peau hérissée sous les tissus mouillés des larmes salées qui vous coulaient aux joues
vous parliez
assise vous avez fini par vous lever vous tenant droite comme face à l’horizon les yeux perdus ne sachant que faire de vos mains gelées tentant de reconstruire en quelques gestes le bateau la côte le port et l’estuaire
vous parliez

reprenons

le ciel était gris clair presque blanc comme la mer à peine il pleuvait
vous parliez de celui qui dit et qui ne cesse de dire combien la vie est puissante
combien la vie est lourde à porter presque encombrante
oui ainsi vous parliez la vie est encombrante encombrante j’en ai les bras pris
vous parliez
vous répétiez cette phrase d’elle on ne pourrait connaître quelqu’un que par le désir
quelqu’un et son paysage son territoire son étendue
quelqu’un
vous parliez
au loin une brume se formait qui recouvrirait la plage les galets puis les rues et les places
une nappe
des hauteurs de la ville on la verrait comme un lac battant la côte un bain de nuées
vous parliez de la ville haute où vous aviez habitée habitations éparses et tristes
vous parliez des jardins haies taillées avant l’hiver qui attendaient ensommeillés une autre lumière
le temps comme figé
vous parliez de ce désir de paysage de votre folie à vous y projeter et du désir
vous vous répétiez



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écrit ou proposé par : Emmanuel Delabranche
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1ère mise en ligne et dernière modification le 14 mai 2016.