schulthess / delabranche _ la cible


texte © éric schulthess & photo emmanuel delabranche

Je saigne en silence.
Plus la force de crier.
Dans la pénombre épaisse qui tombe des toits, mon sang coule tel un ruisselet noir le long de mes cuisses et se glisse à flots lents jusqu’au brillant du trottoir.
Pas compris pourquoi je me suis soudain transformé de passant anonyme en cible secrète. Personne ne le saura jamais. Ce qui est sûr et certain c’est que la balle, je l’ai reçue en plein pubis. À bout portant.
Après la sieste - depuis que Hua s’est fait la belle, mes siestes ont un sale goût de cendres - je suis descendu respirer au grand air dans ces rues que je ne reconnais plus. Tant de petits commerces fermés. Tant de panneaux à vendre scotchés aux rideaux clos des devantures abandonnées. Plus grand monde sur les placettes. Rien que quelques vieux accrochés au comptoir du Café de l’Angle autrefois si animé.
J’ai traversé ce paysage en suspension entre deux rives et puis j’ai changé de quartier en fin d’après-midi. Le centre et ses boutiques modernes j’ai choisi. Pas la même âme mais du monde jusqu’à tard le soir.
D’ordinaire je fuis la foule mais là, besoin de sentir la ville s’agiter autour de moi. D’entendre les gamins pleurer de fatigue, leurs mamans énervées crier, les motos rugir, le tramway tinter à l’approche des croisements. La vie. Je ne sais au juste quelle vie mais la vie quand-même.
Pour m’imprégner pleinement de ce remue-ménage, je me suis fondu dans la foule et j’ai avancé d’un bon pas en slalomant entre les gens tout en observant leurs visages. Anonymes. Las. Peu de sourires. Lourds. Dedans comme dehors. Mes semblables.
Au crépuscule, j’ai longé les vitrines décorées aux couleurs de l’automne et me suis arrêté devant une boutique de lingerie féminine ornée de deux mannequins court vêtus. Me suis souvenu des dessous noirs de Hua. Des jambes dorées de Hua. Des seins aux pointes foncées de Hua. De ses fesses à peine bombées.
Lorsque je me suis décidé à rentrer, la nuit avait transformé la ville en un vaisseau mystérieux englué dans l’obscurité.
Il m’a semblé entendre une petite voix m’appeler telle une alarme intime. Comme pour me prévenir de l’imminence d’un danger.
Hua !, je me suis dit.
Presqu’à la même seconde, j’ai cru l’apercevoir passer, bras dessus bras dessous avec un jeune homme aux traits asiatiques lui aussi.
Je crois bien qu’elle a baissé les yeux vers le brillant du trottoir lorsque le coup de feu a claqué à travers la poche de son compagnon au manteau vert.



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écrit ou proposé par : Emmanuel Delabranche
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1ère mise en ligne et dernière modification le 10 novembre 2015.