schulthess / delabranche _ au café romand


texte © éric schulthess & photo emmanuel delabranche

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Chaque fois que je viens m’asseoir au fond de la salle du Café Romand - cela fera bientôt un mois que je dîne ici tous les soirs - je le trouve installé là, en face du journal du jour.
Rasé de frais, moustache taillée.Toujours le même costume bleu ciel, le même gilet, la même cravate.Toujours la même place. Face à l’entrée. Une statue de cire, on dirait. À s’y casser les yeux. Pas un regard, pas un mot en réponse à mon bonsoir. Jamais. Pas le moindre mouvement de tête ni de mains. Comme s’il restait bloqué sur la même page, sur les mêmes infos et ne parvenait pas à passer à autre chose.
Je me demande même si ce sont vraiment les nouvelles du jour qui l’absorbent ainsi, à travers la loupe serrée dans la main droite tandis que la gauche tient le journal. Peut-être s’évade-t-il entre les lignes. Possible qu’il s’autorise quelques minutes de rêverie, histoire de s’abstraire des tumultes humains racontés au fil des pages.
Hier soir, en l’observant depuis la table d’à côté, m’est revenu le souvenir de mon grand-père zurichois, les doigts posés chaque jour sur Le Monde. Lentement, ils frôlaient le papier au rythme des articles. Les pouces allaient et venaient sur la page. Je lisais dans cette caresse douce comme l’expression d’une jouissance intime teintée de fierté. Ouvrier agricole pendant plus de quarante ans, immigré germanophone, Pépé ne parvenait pas à garder secret le bonheur procuré par la lecture du quotidien français de référence. De temps en temps, il fermait les yeux. Comme épuisé par le flot d’informations où il baignait. Ou bien, qui sait, lancé dans une méditation sur les tourments et les déboires de l’humanité.
Tout à l’heure, en prenant place sur l’une des tables ornées de nappes à larges carreaux, j’ai remarqué que mon vieux voisin avait lui aussi les paupières closes. Il n’était pas si tard pour descendre une Blanche de Bavière. Lui n’aura plus cette chance. Son cœur ne battait plus lorsque le serveur est venu lui proposer de passer commande.



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écrit ou proposé par : Emmanuel Delabranche
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1ère mise en ligne et dernière modification le 6 novembre 2015.