mur #13


quand tu commences qui sait où le voyage va te mener tu répétais c’était comme un rêve un rêve d’enfant mais pour eux ce n’était rien qui ne te comprenaient pas n’y voyant qu’une fugue ou une fuite de ce qui là te gênait alors tu ne les écoutais plus fermant les yeux parlant en même temps qu’eux pour couvrir leur voix
tu avais décidé qu’à table tu te tairais les laissant dire les laissant croire que sur toi le pouvoir ils le gardaient et dans ce silence enfoui comme noyé comme mort au monde des autres tu nageais sans bruit faire et le matin pareil levé le premier la douche faite le soir tu montais déjeuner et partais eux à peine éveillés préférant marcher dans le froid une heure que de croiser leur regard une fois

le mur
on ne sait pas qui en a eu l’idée

la ville se prêtait à ton jeu qui déployait mille murs aux bétons rugueux lisses gravillonnés ou clairs et que de la main tu caressais comme d’un sein offert la peau des yeux et tes doigts de s’engourdir au contact de ce chemin précieux et l’idée de se faire qu’un jour tu suivrais un mur puis un autre puis encore et ainsi jusqu’au dernier qui te mèneraient aux bords
il y avait ceux de pierre devenus fragiles se délitant friables au vent et à l’air il y avait ceux de briques mélangées aux silex en soutènement des terres relevées dont on découvrait comme à ses pieds la mer jusqu’à l’océan il y avait ceux rouge sang qui enfermaient comme dans la main d’un enfant un insecte rare et qui le libérant le découvre mort des hommes en peines
il y en avait tant

dans ta chambre à même le sol un calque étendu plan de la ville et ses abords que des galets lestaient aux quatre coins comme sur la plage tu voyais l’été faire avec les serviettes colorées quand le vent se levait plan sorti de l’un des tiroirs du grand-père et aux feutres beige gris et rouge chaque mur recensé chaque mur répertorié et les hauteurs à la main en noir ajoutées à côté
tu marchais dessus sol meuble pas de lune avançant doucement pour ne pas froisser cette carte répétant les gestes préparant la fuite dessinant le chemin et du regard chercher le mur suivant le surlignant et repensais à la ville à cet endroit-là précisément revoyant du mur la matière de la paroi l’étirement jaugeant comme pouvais de ta chambre sous terre la hauteur même de l’élément
en soulevant le film opale de papier calque c’était une toute autre ville que tu révélais faite de lignes interrompues de tirets de pointillés une ville bien réelle pourtant celle en toi fabriquée et dès la nuée retombée les choses de se fondre comme unique vérité et ainsi tu as continué à tracer

le mur
on ne sait pas qui a construit le premier

en mémoire ces paysages étendues immenses que de simples murs faits de pierres regroupées venaient découper en parcelles plus petites un monde partagé délimité dont chaque mur pourtant ne faisait que révéler l’unicité du sol comme de la ville parle la trame des rues et ici ces images de ressurgir convoquant l’histoire entière que ta main de la pointe du feutre dessine par traits successifs déliant les pleins définissant les vides
jour après jour le plan de se faire et toi de sortir motifs lancés en l’air à ceux qui ne comprenaient rien allant relever ces limites de matières une à une les appréhender les photographier et de la main en prendre l’empreinte comme imprégné et de finir par fermer les yeux sachant où aller sachant où tu étais calque à tes pieds la ville en toi assimilée
tu avais dit c’est ça le vrai sens de faire le mur non le passer le sauter le franchir mais s’y coller le faire sien le suivre un chemin et s’évader

le mur
tu avais dit je vais faire le mur

il y avait en toi comme mille clichés de la ville ville secrète ville silencieuse ville muette ville lumière ville irradiée pour tant qui ne la voyaient y étaient-ils juste peut-être et toi là devant nous à nous parler et de ce que tu en voyais et de ce qu’elle était on le croyait comme si en toi toi devenu elle qui te soulèvera et ces clichés mille fois répétés faits de murs de béton de pierre de brique que le sable liait comme les muscles aux os
était-ce la ville ou était-ce toi qui nous parlait qui criait en nous

chaque soir le calque tu le roulais au-dessus de l’armoire et dans le noir alité repensais au parcours que tu suivrais quand de la ville tu n’aurais plus rien à apprendre qui ne te mènerait au-delà des murs
chaque soir tu t’endormais et la ville pareille sommeil de pierre plongeant dans le sombre des rêves et les murs de s’élever un à un devant toi et toi de marcher accélérant le pas
plus un rêve une voie

j’ai refait ce plan de la ville celui par toi dressé
j’ai parcouru les rues les impasses monté les escaliers
j’ai caressé les murs les mains saignant sur les graviers
j’ai suivi ta trace ne voyant qu’elle
je ne t’ai jamais retrouvé

on a refermé la porte pressé l’interrupteur plongeant dans le noir le lieu et le corps

publié partiellement le 7 février dernier sur àpeineperdu(e)

photo "fulcrum" de richard serra_londres 1987



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écrit ou proposé par : Emmanuel Delabranche
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1ère mise en ligne et dernière modification le 24 août 2013.